Dans le processus d’élaboration d’une stratégie, l’étape de la segmentation est sans doute l’étape la plus décisive. On a même pu dire que lorsque deux entreprises agissant, en apparence, dans le même domaine ont deux stratégies différentes c’est parce qu’elles prennent appui sur deux segmentations différentes.
L’art de segmenter consiste à distinguer des « territoires » différents (en ce qu’ils impliquent la mise en œuvre de ressources et dispositifs différents) en vue de :
• Soit, décliner sa stratégie en différentes sous-parties pour l’adapter aux différents segments qui constituent le territoire général que l’on souhaite couvrir
• Soit, décider de se concentrer sur un ou plusieurs segments et d’ignorer les autres.
Le soin apporté à la question de la segmentation est donc crucial.
Nous souhaitons, dans cet article, attirer l’attention sur un aspect particulier souvent source de confusion dans les entreprises : sur quel territoire, à quel niveau de l’entreprise, nous situons nous lorsque nous segmentons ?
Nous proposons de distinguer trois niveaux : la segmentation clients, la segmentation marchés, la segmentation métier.
La segmentation clients :
Il s’agit dans cet exercice de distinguer des groupes de clients (un discours marketing offensif parle parfois de cibles) pour lesquels des dispositions distinctes devront être prises pour des raisons pratiques de comportement, de localisation, de situation économique… Les critères de segmentation distinguent les individus ou les entreprises selon des caractéristiques générales, sans lien direct avec l’activité de l’entreprise. Il peut s’agir, par exemple, de critères géographiques entraînant telle ou telle stratégie d’implantation commerciale de l’entreprise, de critères socio-économiques entraînant différentes stratégies de prix ou de critères culturels ou démographiques entraînant tel ou tel type de communication ou adaptation de l’offre, etc.
La segmentation marché :
On définit ici la notion de marché par le besoin à satisfaire : ce niveau de segmentation est avant tout déterminant dans la définition et la déclinaison de l’offre de l’entreprise. Ainsi, par exemple, de façon très simplifiée, on peut dire que le besoin auquel répond un constructeur automobile est le besoin de déplacement physique des individus. Ce besoin est donc différent selon que les déplacements à produire sont courts ou longs et se font avec une ou cinq personnes à bord : la prise en compte de ces différences entraine, par exemple, la création de différentes tailles et puissances de véhicules. Le lecteur comprendra que, pour ne pas nous disperser, nous ignorons ici délibérément d’autres dimensions objectives (confort, sécurité…) et subjectives (image, représentation…) du besoin qui sont autant de niveaux de besoins qui s’enchevêtrent pour complexifier la segmentation marché. Ce niveau de segmentation est typiquement celui du marketing dit « stratégique » et on voit bien qu’il se définit en amont de la segmentation clients évoquée plus haut.
Par exemple :
• Le besoin de déplacements courts pour deux personnes en situation courante donne naissance à de petits véhicules compacts pour lesquels des plateformes peuvent être produites en grands volumes
• Mais les acheteurs de petits véhicules compacts peuvent appartenir à différentes « cibles clients » (en termes d’âge, d’habitat, de niveau socio-économique etc…) pour lesquelles des adaptations produit et des dispositifs marketing spécifiques sont déclinés à partir des mêmes fondamentaux du produit qui ne changent pas.
De ce point de vue, il n’y a donc pas à proprement parler de « marché des jeunes » ou de « marché des ruraux » : il y a le marché des petits déplacements et des cibles de clients jeunes ou ruraux…
La segmentation métier :
On l’appelle plus couramment la « segmentation stratégique », désignation que nous préférons éviter parce qu’elle suggère que les autres niveaux de segmentation ne seraient pas stratégiques et seraient seulement tactiques… La distinction entre stratégique et tactique n’est qu’une question de point de vue ou de périmètre considéré : lorsqu’on est directeur des ventes, la segmentation clients est une question stratégique… même si elle n’est que tactique pour le directeur industriel… Le tactique de l’un est le stratégique de l’autre !
La segmentation métier, donc, concerne l’entreprise dans son ensemble et toutes ses composantes (humaines, techniques, financières, commerciales, etc…) : il s’agit, pour l’entreprise de définir le domaine d’activité stratégique (DAS) dans lequel elle se situe ce qui, fondamentalement, consiste à identifier les facteur clés de succès (ou facteurs d’avantage concurrentiel) sur lesquels elle construit son identité, sa raison d’être, son ambition. C’est à partir de ce niveau de segmentation que s’élabore le modèle économique de l’entreprise.
Ainsi, par exemple, Kärcher, spécialiste de l’eau à haute pression, après avoir créé les solutions de nettoyage haute pression, a considéré que sa position de spécialiste du nettoyage (sa position « marché ») prévalait sur sa position de spécialiste de la haute pression et s’est orienté vers les solutions de nettoyage de façon plus large en se diversifiant notamment vers les aspirateurs ou les nettoyeurs à vapeur.
À l’inverse, Dyson, spécialiste du flux d’air (comme Kärcher était spécialiste de l’eau à haute pression) après avoir pris position sur le marché de la propreté avec ses aspirateurs a continué à se définir à partir de son savoir faire technologique et des facteurs clés associés en s’orientant vers des marchés différents où les technologies liées à l’air peuvent être exploitées (ventilation et traitement de l’air, sèche-mains, soin des cheveux…).
De la même façon, par exemple, les stratégies radicalement différentes mises en œuvre par Microsoft et Apple dans les années 90-2000 (à partir de positions initiales très semblables) sont fondamentalement issues de segmentations et de représentations très différentes du monde…
Segmentation et systémique :
L’art de la segmentation concerne donc tous les niveaux de l’entreprise. La segmentation doit être questionnée et mise en cause régulièrement pour permettre à l’entreprise de s’adapter à son environnement (économique, industriel, marché, sociétal…).
Pour autant, attention aux effets pervers d’une segmentation mal comprise conduisant à une « mise en silos » de l’entreprise : la segmentation de doit pas aboutir à un découpage étanche et à un séquençage mécaniste des activités. Elle ne doit jamais faire perdre de vue la dimension systémique de l’entreprise et de sa stratégie.
Mais c’est une autre affaire, peut-être pour un prochain numéro !